Comment expliquer l’écart d’implication dans la normalisation entre l’Allemagne et la France ? Au-delà du poids économique plus important de l’Allemagne, on peut avancer des explications plus profondes, d’ordre structurel et culturel.
Jacques LEVET - avril 2024
Assurer un secrétariat de comité technique est un signe d’influence en normalisation internationale. Cela traduit la faculté d’une nation à s’impliquer davantage et à mobiliser des ressources sur le long terme, pour en retour renforcer sa capacité à orienter les débats, tant sur le plan technique que stratégique. Le nombre de secrétariats est donc l’indicateur retenu par la plupart des pays pour mesurer et comparer leur poids en normalisation internationale.
Au niveau international, si l’on additionne le nombre de secrétariats assurés à l’ISO ou à l’IEC, l’Allemagne est nettement en tête, tandis que la France occupe la troisième place (après les Etats-Unis).
Au niveau européen, l’Allemagne est de loin le pays le plus actif et le principal animateur du CEN : il gère 1/3 des secrétariats, la France est à la deuxième place (1/4 des secrétariats). Au CENELEC, l’écart est encore plus grand : l’Allemagne gère près de 40% des secrétariats, la France environ 20%.
Concernant les sujets de normalisation transverses, notamment en lien avec des thématiques émergentes comme la transition énergétique, le numérique, la mobilité ou l’accessibilité, des structures jointes entre le CEN et le CENELEC sont dédiées à ces travaux communs. Ainsi le CEN et le CENELEC comptent aujourd’hui près d’une vingtaine de structures jointes, dont près de la moitié sont gérées par l’Allemagne.
Même si la place de la France est plus qu’honorable, avec une deuxième place au niveau européen et une troisième place au niveau international, l’écart avec l’Allemagne est important. De plus, la place relative de la France semble diminuer dans un contexte où les pays asiatiques occupent une place croissante dans la normalisation internationale. De son côté, l’Allemagne se positionne avec volontarisme sur les sujets émergents.
Comment peut-on expliquer un tel écart d’implication dans la normalisation entre ces deux puissances économiques ? Au-delà des différences de taille des deux pays qui justifieraient en proportion un poids plus élevé de l’Allemagne (Allemagne : 84M d’habitants et PIB 3877 Mrds€ / France : 68M d’habitants et PIB 2639 Mrds€), cet écart d'influence a des explications profondes, d'ordre économique et d'ordre culturel.
Bien plus que dans d’autres pays, l’industrie est en Allemagne le moteur de la croissance et de la prospérité économiques.
En 2021, l’industrie manufacturière a contribué à hauteur de 26,6 % à la valeur ajoutée brute en Allemagne. À titre de comparaison, en France, cette part s’élevait à 16,8 - soit environ 10 points d’écart.
Les entreprises de l’industrie manufacturière allemande réalisent un chiffre d’affaires d’environ 2000 milliards d’euros. Quatre secteurs dominent : l’automobile, la construction mécanique, l’industrie chimique et l’industrie électrique. Avec 1,1 million d’employés, l’industrie mécanique est le plus grand secteur d’Allemagne, et ce secteur est très largement porté par des entreprises de taille moyenne.
L’Allemagne est le troisième exportateur mondial, derrière la Chine et les États-Unis. Près de 50% de la production manufacturière allemande est exportée.
Elle est également la championne d’Europe de l’invention, avec le dépôt de plus de 20 000 brevets par an.
7,5 millions de personnes travaillent dans l’industrie manufacturière. Et la demande de main-d’œuvre est en constante augmentation.
Le concept de formation professionnelle en alternance en entreprise, interentreprises et à l’école professionnelle, avec des objectifs de formation généralement obligatoires, garantit une main-d’œuvre hautement qualifiée et flexible.
L’industrie allemande et la normalisation
L’industrie allemande a développé et su mettre en place une « force de normalisation » particulièrement efficace pour positionner ses produits sur le marché européen et international.
Dans la plupart des secteurs industriels, le lien est avéré entre normes et croissance. Ainsi la normalisation a un impact significatif sur la croissance économique en Allemagne. La confédération nationale de l’industrie allemande (Bundesverband der Deutschen Industrie - BDI) a toujours considéré la normalisation comme un élément stratégique clé pour la compétitivité de l’économie allemande et un atout majeur pour le développement des exportations. Ainsi pour l’industrie allemande, la norme ouvre les portes des marchés mondiaux.
Les industriels qui contribuent aux travaux normatifs peuvent mettre en avant les technologies qui soutiennent leur marché et s’ouvrir ainsi des perspectives à l’international. A titre d’exemple, la fédération de la fonderie allemande (Bundesverband der Deutschen Giesserei-Industrie) représente un secteur dont le chiffre d’affaires progresse significativement, voit l’activité de ses entreprises membres tirées par le marché international très normalisé de la machine-outil : l’export progresse plus rapidement que le marché national.
L’Allemagne a également mis en place un dispositif de formation à la normalisation (« Next Generation »), destiné aux experts des entreprises. Dans le cadre de ce dispositif, de très nombreux jeunes experts sont formés aux enjeux de la normalisation, et ces experts sont accompagnés par des actions de formation tout au long de leur carrière. Un tel dispositif aussi structuré n’existe a priori pas en France.
L’innovation et la recherche dans l’industrie allemande
L’économie allemande se caractérise par des investissements considérables en matière de recherche et de développement. Elle est reconnue dans le monde entier pour sa force d’innovation. Sur les 3 % du produit intérieur brut investis dans la recherche et le développement en Allemagne, plus des deux tiers proviennent de l’industrie. Des milliards d’euros sont investis annuellement dans l’innovation et la recherche par l’industrie – notamment dans les secteurs de l’Industrie automobile, de l’industrie électrique et mécanique, l’industrie pharmaceutique et les technologies de l’information.
L’Allemagne, comme partout, affronte par ailleurs un bouleversement lié à la numérisation. Les entreprises misent encore plus fortement qu’en France, sur l’automatisation, les technologies numériques et l’intelligence artificielle. Elles attachent également une grande importance à l’action durable et misent davantage sur les technologies vertes et les sources d’énergie alternatives afin d’améliorer leur bilan carbone et de maîtriser leur impact environnemental.
La normalisation constitue un puissant levier de promotion et de valorisation de l’innovation et de la recherche.
Une grande différence socioculturelle entre la France et l’Allemagne concerne le respect des règles. En effet, en Allemagne, le respect de la loi, de l’ordre et d’autrui est présent à tous les niveaux. Ainsi la norme, représentative de cette notion d’ordre, constitue un repère naturel pour les entreprises allemandes. Le respect de l’environnement tient également une place importante dans la culture allemande : faciliter le recyclage des bouteilles en plastique, des bouteilles en verre et des canettes en aluminium, tri sélectif des déchets. En cas de non-respect, il n’est d’ailleurs pas rare d’être verbalisé. De même, le respect de l’autre et le sens de la communauté sont des valeurs très présentes dans la culture germanique et dans le comportement des Allemands au quotidien.
La population française quant à elle est plus individualiste, et le respect des règles est moins ancré dans l’esprit collectif. Le recours à la norme apparaît donc moins naturel en France.
Des cultures politiques différentes
L’Allemagne est un Etat fédéral, donc peu centralisé, et peut-être aussi moins réglementeur. Dans ce contexte, la normalisation trouve naturellement sa place en prolongement de l’action gouvernementale, et cette normalisation s’exerce alors essentiellement au profit des entreprises. Et les syndicats allemands ont une approche plus « gagnant - gagnant » avec le patronat : plus l’entreprise sera performante, plus les travailleurs en tireront des bénéfices. Il est donc dans l’intérêt des entreprises allemandes de s’engager fortement et collectivement dans l’action normative, pour contribuer à fixer le cadre de leur action.
Les patrons allemands – y compris ceux des PME – l’ont bien compris et acceptent volontiers de détacher leurs meilleurs experts pour participer aux travaux des commissions de normalisation. Dans ces conditions, le travail de l’expert en normalisation est pleinement reconnu et l’accès à la normalisation est facilité et encouragé pour toutes les entreprises. On peut également mentionner la souplesse du système allemand, le DIN (Deutsches Institut für Normung) et le DKE (Deutsches Komität fur Electrotechnologie) étant résolument au service de l’intérêt des entreprises allemandes.
En France, l’Etat centralisé agit par la règlementation, dans un souci louable de maîtrise de l’activité économique et avec une certaine vision du modèle social (politique sociale, sociétale ou environnementale), mais qui s’exerce parfois au détriment de la performance même des entreprises. Ces contraintes sont quelquefois renforcées par l’intervention des syndicats, qui soutiennent ce modèle social et défendent davantage l’intérêt des travailleurs que ceux de l’entreprise. La place de la normalisation est alors plus étroite, puisque la réglementation a fixé le cadre à suivre pour les entreprises. Ainsi, l’activité de normalisation ne bénéficie pas de la même reconnaissance ; elle est même vue comme une activité secondaire, chronophage et coûteuse. Pourquoi s’investir en normalisation si les directives étatiques ont déjà fixé la plupart des règles ?
S’y ajoutent de multiples questionnements pour les entreprises. Comment rendre le modèle économique du système français de normalisation moins coûteux pour les entreprises ? Comment rendre le système français de normalisation moins complexe ? Comment réduire le nombre de commissions de normalisation ? Comment rendre le fonctionnement du système français de normalisation moins « administratif » et davantage tourné vers les entreprises ?
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Toutes ces considérations expliquent l’inclination plus faible en France qu’en Allemagne pour la normalisation. Quelle conclusion pourrions-nous en tirer pour la normalisation française ?
Certes, les différences culturelles et industrielles sont profondes et vont difficilement changer. L’AFNOR et les pouvoirs publics français sont bien conscients de ces difficultés. L’AFNOR met tout en œuvre pour rendre le système français de normalisation plus attractif et plus performant. Les acteurs du système français de normalisation réfléchissent aux moyens à adopter pour une meilleure influence et une meilleure rentabilité.
Nous pourrions en guise de conclusion, formuler quelques propositions pour les acteurs français de la normalisation :
S'appuyer sur la dynamique initiée par la Commission européenne sous l'influence de Thierry Breton pour développer la culture de la normalisation en France.
S'appuyer sur la dynamique de nos secteurs les plus exportateurs et mobiliser les secteurs innovants en insérant la problématique de normalisation dans les appels à projet de France 2030.
Développer des actions de sensibilisation et de formation beaucoup plus intenses pour mobiliser les entreprises et les centres de recherche en France.
Pour les dirigeants d’entreprises (y compris de PME), s’approprier la normalisation comme un outil stratégique au service de la performance de l’entreprise.
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Les PME allemandes aiment les normes. Et elles en voudraient davantage. Ce constat, mis en lumière par le ministère fédéral de l'Economie et de la Technologie, n'a rien de surprenant dans un pays qui « compte 28.000 experts en normalisation, dont 50% sont salariés dans des PME », selon Torsten Bahke, directeur général du DIN (Deutsches Institut für Normung), l'institut allemand de normalisation.
« L'une des caractéristiques de l'économie allemande, c'est la présence de nombreux champions cachés et de leaders mondiaux, des PME innovantes, fortement spécialisées et exportatrices », relève Sven Halldorn, directeur des politiques de la technologie du ministère de l'Economie. Ce haut fonctionnaire est persuadé que les normes servent ces champions : « Ces PME ont intérêt à collaborer avec des instituts de formation, à développer une politique active de brevets et surtout, à avoir libre accès aux marchés mondiaux par le biais de normes internationales harmonisées ».
Les directeurs d’entreprises allemands sont convaincus que les normes ne verrouillent pas le marché, au contraire, elles le stimulent. La norme apparaît comme un outil anti-crise aux yeux de beaucoup de patrons. « En participant aux travaux de normalisation, nous avons sécurisé nos parts de marché à l'international », estime Wolfgang Hofheinz, directeur de Bender GmbH, une PME de 600 salariés (100 millions d'euros de chiffre d'affaires) spécialisée dans les appareillages de sécurité électrique, et qui exporte 50% de sa production. « Nous incitons sans cesse nos 100 ingénieurs à participer aux travaux collectifs de rédaction des normes. Ainsi, nous connaissons à l'avance la demande du marché et la position des concurrents. Et c'est rentable ! ».
« Baromètre international » AFNOR 2023
« Pourquoi les PME allemandes aiment tant les normes » – Article publié par Challenges.fr le 15.11.2012
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