Le saviez-vous ? On peut utiliser la normalisation au service d’une stratégie de communication. C’est inattendu, tant on a tendance à penser la normalisation comme le lieu d’élaboration d’une doctrine technique, réservée à des experts. Cela est vrai, mais la réalité est plus complexe : certaines parties prenantes, ou pays, développent des stratégies sophistiquées par lesquelles la normalisation, en particulier internationale, est utilisée pour entraîner des acteurs, stimuler la recherche, se positionner comme acteur dominant d’un sujet voire créer leur marché ex-nihilo. Le résultat obtenu, la norme, peut alors s’avérer peu opérationnelle sans pour autant remettre en cause la valeur de la normalisation réalisée qui s’évaluera alors à son pouvoir d’influence sur les marchés. Derrière toute stratégie de normalisation, il y a une stratégie industrielle à décoder. Inversement toute stratégie industrielle et de marché gagnerait à avoir une stratégie de normalisation avec une communication dédiée intégrée le plus en amont possible.
Analyse, à partir d’un exemple concret, d’une pratique de la normalisation à ranger dans l’arsenal de l’intelligence économique.
Isabelle VENDEUVRE - mai 2024
L’assainissement est un droit humain – reconnu par les Nations Unies comme fondamental et inhérent à tous les êtres humains (ONU). Pourtant en 2022, seulement 57 % de la population mondiale (soit 4,6 milliards de personnes) avait accès à des services d’assainissement gérés de manière sûre. Dès 4000 avant notre ère, l’on trouve en Mésopotamie les premières traces d’un assainissement au travers de conduites d'égout en argile. Mais ce n’est que pendant la révolution industrielle avec l’apparition des toilettes à chasse d'eau que s’élabore la conception moderne de l’assainissement.
L’assainissement centralisé qui se développe dans la seconde moitié du 20ème siècle a largement contribué à l’amélioration de la santé humaine, au développement et à la prospérité économique car il assure, grâce à l’existence de réseaux de collectes d’eaux usées et un traitement en station d’épuration de qualité contrôlée, des rejets dans le milieu naturel en conformité avec les législations locales. Les services d’assainissement sont contrôlés par les autorités sanitaires. Deux normes internationales récemment révisées fournissent des lignes directrices pour les services associés NF ISO 24510 :2024 Activités relatives aux services de l'eau potable et de l'assainissement - Lignes directrices pour l'évaluation et l'amélioration du service aux usagers et NF ISO 24511 :2024 Activités relatives aux services de l'eau potable et de l'assainissement - Lignes directrices pour la gestion des services publics d'assainissement et pour l'évaluation des services fournis.
Même si l’assainissement décentralisé se pratique aussi depuis longtemps (dispositif semi-collectif ou autonome sans réseau collectif), les systèmes utilisés étaient jusqu’alors généralement relativement basiques et leur performance inférieure aux systèmes centralisés qui les ont vite éclipsés. Pourtant les systèmes centralisés et décentralisés sont complémentaires. En particulier dans les régions où la population évolue plus rapidement que la capacité technique et économique à mettre en place des réseaux d’assainissement, les solutions décentralisées à l’échelle d’un site voire d’une communauté villageoise ont tout leur intérêt dans certains cas si tant est qu’on puisse garantir une qualité de rejet suffisante. L’évolution des dispositifs permet aujourd’hui d’envisager des solutions satisfaisantes dont certaines ont l’ambition de fournir une qualité sanitaire comparable à certaines stations d’épuration.
Comment normaliser ces nouveaux systèmes afin de garantir leur performance et comment communiquer sur le bénéfice des services associés alors que le monde a adopté avec raison les solutions centralisées comme l’unique référence ? Tel était le questionnement de nombreux acteurs à l’échelle mondiale conscients que l’enjeu de l’ODD 6 (Objectifs du Développement Durable des Nations-Unies) Garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau, enjeu essentiel de santé publique, ne pourrait être atteint rapidement par le seul développement de l’assainissement centralisé.
Et c’est là qu’apparaissent trois stratégies normatives différentes aux effets finalement complémentaires, même s’il convient de remettre en lumière leurs bénéfices et leurs risques :
Redonner une place aux solutions décentralisées dans les débats : tel est l’objectif de la Fondation Bill Gates, acteur inattendu de la normalisation par son caractère d’utilité publique, lorsqu’elle se lance dans la création d’un accord d’atelier sur le sujet (IWA24), puis de l’ISO PC 305 Systèmes d’assainissement autonome durable et le développement de la norme ISO 30500:2018 Systèmes d'assainissement autonomes - Unités de traitement intégrées préfabriquées-Exigences générales de performance et de sécurité pour la conception et les essais, alors même qu’aucune solution existante n’était capable d’atteindre les performances cibles affichées à un coût accessible aux pays en voies de développement.
L’objectif était de communiquer sur la cible de qualité et de coût pour inciter les innovateurs à viser une qualité équivalente aux systèmes centralisés d’assainissement avec des systèmes très peu coûteux. Six ans après la publication de la norme, force est de constater, qu’elle reste pour l’instant trop peu utilisée sur le terrain pour relever les enjeux de l’ODD6. Les niveaux de performance sont difficilement atteignables. La norme est jugée trop complexe par les opérateurs. La révision en cours ne devrait pas remédier à ces difficultés dans la mesure où le choix a été fait de maintenir le niveau de qualité cible. En revanche l’objectif de communication a été largement atteint. On n’avait jamais entendu parler autant à l’échelle mondiale des solutions décentralisées d’assainissement.
Fournir des normes opérationnelles sur les solutions décentralisées d’assainissement : telle est la démarche initiée par l’ISO TC 224 Systèmes et services relatifs à l’eau potable, à l’assainissement et à la gestion des eaux pluvialeslorsqu’il crée son groupe de travail WG8 Onsite domestic wastewater management. La première norme publiée en 2016 est consacrée aux systèmes d’assainissement autonomes basiques (ISO 24521 : 2016 Activités relatives aux services de l'eau potable et des eaux usées — Lignes directrices pour la gestion sur site des services d'eaux usées domestiques de base). Le groupe de travail décide alors d’intégrer des systèmes plus évolués dans la norme d’exploitation de ces systèmes ISO 24525 : 2022 Systèmes et services relatifs à l'eau potable, à l'assainissement et à la gestion des eaux pluviales — Fonctionnement et maintenance des services d'eaux usées domestiques sur site (reprise en NF ISO en 2023). D’où la révision en cours (perspective de publication en 2025) de l’ISO 24521 pour y intégrer le descriptif de ces nouveaux systèmes plus performants. Nous disposerons alors de deux normes opérationnelles qui permettront aux acteurs de l’assainissement décentralisé de se situer dans la complémentarité des systèmes centralisés (dont pour rappel les services sont décrits dans normes ISO 24510 et ISO 24511 mentionnées précédemment). Les faire connaître sera une tâche indispensable mais délicate dans un contexte où l’ISO 30500 occupe déjà un large espace médiatique sur le domaine.
Augmenter la production de documents normatifs sur le sujet des solutions décentralisées pour être visibles : telle est la stratégie adoptée par le sous-comité ISO TC 282 Recyclage des eaux dans les zones urbaines en utilisant le prétexte de la réutilisation des eaux usées pour couvrir de fait des solutions décentralisées aussi bien valable pour l’assainissement que pour la réutilisation des eaux usées qui peut en découler. Plusieurs documents sont publiés (ISO 23056 :2020 ; ISO 24575 :2023) ou en cours (ISO CD 18998) au sein de ce sous-comité. Cela engendre des risques d’incohérence avec les textes élaborés au sein de l’ISO TC 224, et de prolifération de textes de qualités inégales sur le même sujet pouvant engendrer un rejet global des utilisateurs de l’ensemble des textes normatifs sur ce domaine. En revanche le leadership revendiqué par les pays animateurs (Chine, Israël) est bien visible et s’affirme ainsi vis-à-vis des Etats-Unis (qui ont le leadership de l’ISO 30500), renforçant l’idée que les solutions décentralisées ont leur place sur le marché. Le contenu détaillé des documents n’est visiblement pas la préoccupation principale de ces parties prenantes.
Le problème est désormais que les utilisateurs vont avoir six documents à leur disposition. Peu d’entre eux seront capables de lire complètement une telle littérature pour en tirer bénéfice. Le risque de rejet de l’ensemble est réel si l’on ne les aide pas à en décoder l’usage.
On peut retenir de cet exemple que la simultanéité des trois stratégies menées sans concertation initiale ont permis de redonner à l’assainissement décentralisé un statut plus visible et de niveau comparable à l’assainissement centralisé. La production de texte qui en résulte est cependant un peu élevée par rapport à l’enjeu du contenu pour l’utilisateur, au risque qu’aucun texte ne soit apprécié à sa juste valeur. Pour positionner les normes ISO 24521 et ISO 24525 dans le panorama global, l’ISO TC 224, qui a adopté la stratégie 2, devra trouver une voie de communication appropriée, qui rende les deux normes audibles sur la scène internationale. L’appui des pays à l’origine des stratégie 1 et 3, ayant un pouvoir d’influence notable à l’international pourrait être une valeur ajoutée pour éviter que « trop de normes tuent les normes ».
La représentation de l’ISO TC 224 WG8 est relativement équilibrée entre les continents (représentants d’Afrique, d’Europe, d’Amérique et d’Asie-Pacifique). La co-animation Kenya-Autriche de ce groupe y a permis une bonne collaboration entre pays développés et en voie de développement. Le consensus technique trouvé pour l’ISO 24521 et l’ISO 24525 semble plus représentatif de la variété des situations que celui des autres documents qui sont soit plus spécifiques soit très généraux. Aucun des pays n’a cherché à prendre un leadership particulier sur la thématique ce qui renforce la valeur du consensus. Design, fonctionnement et maintenance sont les trois axes opérationnels couverts qui devraient intéresser les exploitants. Le faire savoir à l’utilisateur tout en respectant les autres initiatives et en forçant à la cohérence globale est peut-être la piste de communication à explorer.
La coexistence des trois stratégies dans l’exemple présentées suscite les questions suivantes :
A-t-on la capacité à disperser les forces des experts entre des structures multiples sachant que les parties prenantes ont de plus en plus de difficultés à mobiliser des experts en normalisation ?
Est-il normal que l’ISO, et de façon plus générale l’ensemble des organismes de normalisation internationale, acceptent le développement en parallèle de travaux certes différents mais relativement connexes dans des structures différentes ?
La prolifération des normes ne risque-t-elle pas de nuire à la diffusion de leur contenu auprès des utilisateurs ?
Est-ce le rôle de normalisation de communiquer et véhiculer des messages politiques alors que son objectif initial était de favoriser les échanges commerciaux à l’échelle mondiale en levant les barrières techniques pouvant entraver la circulation et l’interopérabilité des produits ?
Dans un contexte où les cycles d’innovations sont de plus en plus courts, la normalisation n’est-elle pas amenée à devenir autant un lieu de réunion de parties prenantes pour les sensibiliser à un sujet et les faire réfléchir ensemble pour valoriser les plus vertueuses à un instant donné plutôt qu’un lieu d’établissement de règles relativement pérennes ?
Notre analyse n’a pas l’ambition de répondre à ces questions mais plutôt d’interpeller le lecteur et de le sensibiliser à ces tendances d’évolution de la pratique normative qui posent ces nouvelles questions. On pourrait d’ailleurs aussi les illustrer par bien d’autres exemples emblématiques récents comme la production de plusieurs AFNOR SPEC (spécification technique AFNOR) dont l’objectif était soit de rassurer la population grâce à une communication performante sur une solution rapidement mise en œuvre (masques barrière dans la période COVID), soit de mettre au débat un sujet socialement porteur mais aussi très politique en sensibilisant à l’antinomie des termes (l’intelligence artificielle frugale¹), soit de rendre visible un sujet à vocation essentiellement politique (égalité hommes – femmes²). A noter que ces AFNOR SPEC ne sont pas des normes³. Elles doivent être considérées avec précaution en gardant à l’esprit la valeur des consensus qu’elles représentent.
Ces évolutions pourraient devenir une opportunité nouvelle pour des parties prenantes peu impliquées en normalisation. Elles nécessitent aussi une adaptation des experts déjà impliqués (développement d’autres compétences que leur simple expertise technique).
Dans ce contexte, il s’agit donc ensuite d’apporter quelques enseignements et recommandations pour aider à toute partie prenante à s’intéresser à la normalisation en l’utilisant pour porter sa stratégie mais aussi pour inviter et aider les experts déjà impliqués à décoder les stratégies des autres parties prenantes dans les structures normatives où ils travaillent
Lancer un nouveau domaine normatif ou bien un chantier normatif spécifique, force l’attention portée sur le sujet avec une recherche de consensus sur la façon de l’appréhender : le fait de réunir des parties prenantes autour d’une thématique ou d’un sujet spécifique met en lumière l’importance d’un sujet, via la création de structures dédiées au débat et des appels à experts associés.
La phase de publication de la norme est une période particulièrement propice à la communication : Elle est de fait souvent accompagnée d’une communication renforcée par les organisations de normalisation internationales (ISO, IEC, ITU), européennes (CEN, CENELEC, ESTI) ou nationales (ex : AFNOR pour la France). Les examens systématiques tous les 5 ans sont aussi l’occasion de remettre le sujet sur la table et de resensibiliser à l’importance du sujet traité par la norme.
La norme doit être considérée non seulement pour la valeur de son contenu mais aussi pour les messages et débats qu’elle véhicule sur un sujet : quelle que soit la qualité intrinsèque et l’applicabilité du document, cette dimension doit être considérée par les experts dont la maturité en matière de communication est relativement variable avec deux postures extrêmes :
Certains ne s’attachent qu’au contenu technique du texte et se privent de fait de la puissance du vecteur de communication qu’elle peut induire ;
D’autres considèrent en revanche en priorité l’outil de communication associé avec le risque qu’en le privilégiant à outrance, la finalité du document se perde ce qui peut nuire à son caractère opérationnel pour des utilisateurs.
Normaliser c’est donc non seulement établir une norme qui fera consensus au service de l’intérêt général pour résoudre des problèmes concrets, mais c’est aussi indirectement communiquer sur un sujet pour en justifier l’importance, identifier les problèmes qu’il pose et faire valoir un leadership, une maîtrise ou une avancée particulière par un groupe d’acteurs, un pays, une région du monde.
Des motivations et stratégies diverses des experts peuvent être l’origine du chantier. Il en résulte généralement des stratégies de communication différenciées selon ces motivations. De fait certains peuvent vouloir :
Mettre un domaine de réflexion/un sujet à l’agenda même si la solution « technique » n’existe pas afin de stimuler l’innovation sur ce sujet ;
Préparer le marché à une innovation en préparation même si elle n’est pas encore aboutie en communiquant sur l’existence de solutions voire même créer un nouveau marché ;
Créer un nouveau marché pour des solutions existantes qui n’ont pas encore de marché ;
Forcer le marché à s’intéresser à un sujet et à s’aligner sur un niveau correspondant à celui offert par un groupe d’acteurs déterminé ;
Faire valoir le leadership d’un pays sur le domaine tout en s’assurant de contrôler les solutions qui pourraient être mises en place sur son territoire et celles qui pourraient être exportées vers d’autres pays.
Cette stratégie s’adapte à chaque cas et chaque étape du processus (avant, pendant le processus de normalisation et après la publication du(des) document(s) en fonction de la réaction des autres parties prenantes internationales et du niveau de contre-pouvoir qu’elles seront capables de susciter.
On distingue de façon globale trois grandes tendances :
Mettre un domaine/sujet nouveau sur la table pour lui donner une visibilité internationale quel que soit le niveau technique qu’on est susceptible d’y d’apporter : la création d’un comité technique ou d’un comité projet à une échelle donnée est une puissante communication sur le sujet à l’échelle choisie ;
Répondre au besoin du client utilisateur : faire valoir son expertise dans quelques documents de qualité, avec le souci qu’un maximum d’utilisateurs se l’approprient et l’utilisent de façon opérationnelle ; quelques accroches significatives pour les utilisateurs devront être trouvées pour communiquer de façon ciblée et faire connaître ces documents ;
Produire des documents en masse afin d’afficher son leadership sur le domaine, au risque de saturer les utilisateurs qui pourraient se perdre dans une forêt de documents produits : c’est la stratégie du nombre qui peut devenir antinomique de la qualité. Elle peut cependant être très payante⁴. Elle nécessite une capacité à mobiliser de nombreux experts pour occuper l’espace et relève principalement de choix nationaux de souveraineté à faire valoir s’inscrivant plutôt dans des stratégies collectives qu’individuelles.
Normaliser c’est donc être capable d’exercer une intelligence économique pour choisir la (ou) les stratégies appropriées au cas d’étude.
Décoder la communication et les stratégies sous-jacentes aux actions normatives implique une analyse fine des postures et une interrogation sur les bénéficiaires du travail réalisé :
Est-ce l'utilisateur (pour qui la norme devrait être faite) ?
Est-ce le concepteur (qui a un intérêt individuel) ?
Est-ce le pays (dont la politique peut être soit du protectionnisme ou soit de la conquête) ?
Une cartographie des bénéficiaires peut largement aider à comprendre les intérêts en jeu, la communication des autres parties prenantes, et à définir sa propre stratégie de communication.
Normaliser c’est donc disposer d’outils d’analyse critique des acteurs
La recherche de l’intérêt général qui devrait être l’objectif partagé des acteurs relève de fait d’un jeu d’équilibriste entre les trois tendances précédemment mentionnées. En effet même si répondre au besoin du client utilisateur semble sur le principe en adéquation avec l’intérêt général et si une stratégie de communication ciblée sur quelques documents pourrait sembler la plus percutante pour se distinguer de la masse de documentation existant sur un sujet, l’expérience montre que ce n’est pas le seul mode de communication opérant.
Pour illustrer ce propos, la métaphore est utile :
la communication ciblée, ou un oiseau remarquable qui chante juste
la communication de masse, ou un rouleau compresseur.
Qui sera le plus audible ? La réponse n’est pas évidente car la belle voix unique de l’oiseau peut mieux se distinguer et attirer plus d’experts qu’un bruit assourdissant mais d’un autre côté le bruit du rouleau compresseur peut rendre l’oiseau inaudible, et le rouleau peut même l’écraser s’il se trouve sur son chemin.
La réponse dépendra donc de la justesse et de l’intensité de la voix de l’oiseau, et de son agilité à éviter la roue du rouleau compresseur. Ce qui veut dire que le rouleau compresseur ne peut être ignoré et que sa trajectoire doit même être anticipée. Par ailleurs la nécessité de se distinguer forcera peut-être l’oiseau à chanter encore mieux et le bénéfice pour l’utilisateur résultera finalement à la fois de l’existence de l’oiseau mais aussi du rouleau compresseur.
De même entre communication ciblée et communication de masse, c’est la qualité du contenu accompagnée d’une capacité à le faire connaître en se démarquant des trajectoires de communication de masse qui permettront une réelle différentiation de la communication ciblée au service de l’intérêt général. Et l’existence même d’une communication précurseur ou d’une communication de masse ouvrira peut-être la voie à une meilleure audition et une meilleure qualité des documents relevant de la communication ciblée. L’intérêt général sera donc dans certains cas atteints grâce à la simultanéité des trois stratégies et redevables de l’ensemble de celles-ci qui peuvent donc s’avérer complémentaires.
Par ailleurs il faut éviter un conflit entre des stratégies de communication contradictoires car tout conflit trop ouvert réduira à néant le bénéfice pour tous.
Enfin il faut considérer que la notion d’intérêt général n’a pas forcément la même signification pour tous. Pour un pays donné (et l’organisme de normalisation qui le représente à l’international), préserver l’intérêt général (selon l’acception qu’il en a), face à une multitude d’intérêts individuels, relève de l’intelligence économique du pays.
A l’échelle d’une partie prenante, les choix de communication pourraient être plus simples mais étant donné que sa voix, lorsqu’elle normalise à l’international, est celle de son pays, elle devra tenir compte de la position nationale dans le déploiement de sa propre communication normative pour éviter des contradictions gênantes.
En conclusion, l’expérience montre que sur des sujets à enjeux, la vision d’un texte unique, fédérateur, utile pour tous, ou de quelques textes en cohérence parfaite, est probablement de l’ordre du rêve. Il faut apprendre à vivre dans une forêt plus ou moins sombre mais le plus important est finalement de savoir guider le lecteur des normes dans le labyrinthe normatif qu’il traverse.
Normaliser c’est donc parler dans un labyrinthe végétal avec une voix claire et juste pour se distinguer du bruit de fond ambiant
Regarder la normalisation comme un outil d’intelligence économique au service de stratégies multiples
Considérer que le contenu n’est pas forcément le seul moteur de l’initiative et chercher à comprendre le sens des initiatives normatives avant de s’y lancer
Dépasser tous les anciens a priori sur le caractère figé, contraignant et rébarbatif des normes
Accepter la complexité du processus et ses procédures en investissant pour le long terme afin d’en comprendre les rouages et de se créer un réseau
Définir une stratégie d’implication différenciée selon l’objectif poursuivi et la posture des autres parties prenantes du domaine concerné
Ne pas juger le retour sur investissement à court-terme et inclure aussi des critères non-financier dans l’évaluation de la performance de l’outil
Pour normaliser efficacement il faut aussi savoir communiquer efficacement. Cette seconde qualité manque parfois aux experts techniques trop centrés sur le contenu technique du document qu’ils ont produit. Il faut les former en la matière. C’est indispensable pour que les fruits de la normalisation sortent du cercle d’experts qui les a produits.
Voici quelques conseils :
Être vigilants lorsqu’une forêt de normes apparaît : le risque de s’y perdre est important
Trouver un bon équilibre entre visibilité et qualité
Accompagner la publication d’une norme d’autres modes de communication
Participer au décodage des stratégies nationales et individuelles afin de mieux cibler les différents modes de communication et les pratiquer collectivement et individuellement à la bonne échelle.
Chercher la cohérence des documents et leur simplification autant que possible mais ne pas s’y épuiser
Savoir en revanche expliquer la valeur ajoutée de chacun des écrits et préciser quels bénéfices l’utilisateur peut en tirer afin de guider ce dernier pour qu’il puisse s’approprier les documents les plus utiles pour lui.
La normalisation cherche à mieux caler ses processus sur les rythmes des innovations arrivant sur le marché et offre ainsi aux innovateurs de nouvelles opportunités de communiquer sur leurs travaux. Les acteurs de l’innovation, historiquement peu sensibles à la normalisation, doivent donc regarder cet outil comme une opportunité et non comme une contrainte. Il ne faut cependant pas sous-estimer le fait que cela reste une course difficile, le rythme des cycles d’innovation s’accélérant lui-même aussi. La Commission Européenne a bien compris l’enjeu concerné et incite aujourd’hui financièrement au développement de modules normatifs dans les programmes européens de Recherche & Innovation (ex : Horizon Europe). Le développement de cycles plus courts en normalisation telles que les initiatives de type AFNOR SPEC (au niveau français), accord d’ateliers (CWA au niveau européen ; IWA au niveau international) sont une voie pour rentrer dans la course, mais il faut rester conscients des limites du consensus qu’elles représentent et ne pas les confondre avec des normes volontaires résultant d’un consensus international. La communication en la matière devra être bien calibrée.
La normalisation est en pleine évolution avec le développement de stratégies complexes d’influence et de communication qui méritent une analyse fine de la part des parties prenantes tant à titre individuel que national, lorsqu’elles se lancent en normalisation.
Les parties prenantes doivent donc être conscientes que savoir-faire technique et comportemental doivent être considérés dans la sélection des experts concernés : pour être efficaces, les experts techniques mandatés dans les instances de normalisation doivent non seulement être très pertinents sur le plan technique pour gagner du leadership au sein de la communauté technique considérée, mais aussi posséder des capacités plus générales d’analyse stratégique et de communication.
La normalisation est donc un métier à part entière qui inclut technique, stratégie et communication. Elle doit faire l’objet d’un soutien au développement dans les modules de formation des étudiants (formations initiales secondaires et universitaires) mais aussi de formation continue appropriée pour les entreprises car en France trop peu d’experts y sont formés. Il s’agit d’une course de vitesse si l’on veut améliorer (et ne pas perdre) la place que la France occupe en normalisation sur la scène internationale. L’Europe et la France ont saisi ce sujet à bras le corps car il s’agit d’un enjeu de souveraineté européenne. Les instances de normalisation française ont relevé le défi et progressent en la matière. On espère en voir les résultats dans les années à venir.
Ainsi, la normalisation mérite bien des médailles mais beaucoup de pays ne la reconnaissent pas à sa juste valeur. Le regard du citoyen est le plus souvent ignorant ou très critique du fait d’une communication inefficace. Un long chemin reste à faire pour changer les regards. Améliorer la communication sur les normes « pépites » dispersées dans une « forêt de normes » est un défi à relever. Former des experts sur ce métier qui nécessite de multi-compétences est une condition indispensable pour qu’ils se repèrent mieux dans le système et soient suffisamment nombreux pour défendre les intérêts stratégiques de notre pays.
Le métier de normalisateur gagnerait à être mieux qualifié et reconnu.
¹ Vu la forte consommation d’énergie de l’IA et avec l’espoir de voir germer sous cette impulsion des solutions plus vertueuses
² AFNOR SPEC dont le portage en norme internationale a ensuite été réussi avec une publication de la norme ISO attendue pour l’été 2024
³ Elles ne relèvent pas d’un consensus aussi représentatif que celui d’une norme mais elles peuvent être une première étape dans une perspective de proposer une norme à l’international. Cela a été le cas pour le sujet « égalité homme-femme » dont la première norme internationale sur le sujet devrait être publié d’ici l’été 2024.
⁴ C’est le cas si l’objectif n’est pas tant de produire un contenu destiné à l’usage mais de faire savoir qu’on est bien présent sur le champ concerné et que l’on est « la référence » à contacter ou « la » région du globe leader en la matière, façon d’éclipser d’autres acteurs possibles
Les Normalis'Acteurs, association Loi 1901 dont le siège est au 79, rue Ledru Rollin 75012 PARIS avec pour SIREN n° 899192280