Quand le débat public aborde la question des normes, c’est d’abord pour dire qu’il y en a « trop », qu’elles « tracassent » les Français (pour reprendre le mot du Président de la République), qu’elles asphyxient les acteurs économiques. Les acteurs du système français de normalisation (AFNOR, les Bureaux de normalisation sectoriels et l’ensemble des entreprises qui s’y engagent) déplorent régulièrement la confusion entre la norme réglementaire et la norme volontaire (standards en anglais) : la première est élaborée par les autorités publiques nationales ou européennes ; la seconde s’écrit dans le cadre d’un système participatif, ouvert et transparent au niveau national, européen et international, par l’ensemble des acteurs publics et privés intéressés, pour répondre aux besoins du marché.
Frédéric DUCLOYER - octobre 2024
Cette confusion est d’abord la conséquence d’une forte méconnaissance de la normalisation volontaire par le grand public et les décideurs politiques. Cette dernière est rarement au cœur des débats et n’est pas considérée comme un enjeu politique. Or c'est un outil majeur d'intelligence collective pour répondre aux grandes préoccupations politiques contemporaines telles que la transition énergétique, la réindustrialisation, le logement, l'alimentation, la santé, l'inclusivité, le vieillissement de la population, etc. Les autres instruments des politiques publiques font habituellement débat, que ce soit l’outil réglementaire, les diverses institutions paritaires, les opérateurs publics ou para-publics : on se dispute la manière de réformer leur gouvernance, d’augmenter ou de baisser leurs ressources, de les fusionner ou de les restructurer. La matière est inépuisable pour alimenter le débat sur la manière de mieux et plus mobiliser ces outils au service des grands objectifs politiques. Et la normalisation volontaire ? Elle semble totalement hors-champ.
Chaque année, le système de normalisation produit plusieurs milliers de référentiels volontaires, qui sont autant de solutions concrètes à ces grandes préoccupations politiques, permettant d'adapter les produits, les process, les services et les organisations. Ces documents de référence volontaires sont massivement utilisés par les entreprises notamment pour organiser leurs échanges. Et également par les autorités publiques, en soutien à la réglementation ou pour assurer la surveillance du marché. Pour autant, elles ne sont pas identifiées par les acteurs du débat public comme un outil de la transformation de notre société.
Est-ce vraiment un problème ? Pourquoi la normalisation volontaire n'émerge-t-elle pas dans le débat public ? Quels sont les freins et les leviers sur lesquels les acteurs du système de normalisation pourraient s’appuyer pour faire émerger la normalisation dans le débat public ?
Cette question anime les acteurs du système de normalisation.
Pour les uns, la norme volontaire est élaborée par l'ensemble des acteurs du marché pour répondre aux besoins du marché et offrir un cadre de référence aux échanges. Le cas échéant, elle aide les entreprises à respecter les exigences d’une réglementation. Elle n'a pas pour objet dans ces conditions à devenir le sujet du débat public, au risque d'une instrumentalisation politique qui pourrait conduire à étouffer la dynamique inhérente à la normalisation volontaire. Le débat public et la normalisation volontaire ne couvrent pas les mêmes filières, le premier reste essentiellement au niveau national et la seconde est majoritairement européenne et internationale.
Pour les autres, la grande majorité des acteurs, la normalisation volontaire aurait un grand intérêt à s’afficher dans le débat public. Pour de multiples raisons : accès au financement public renforcé des organismes de normalisation, encouragement des entreprises elles-mêmes à participer au processus de la normalisation volontaire, développement d’un processus d’écriture partagée de la norme entre les autorités publiques et les acteurs privés améliorant l’acceptabilité de la norme (réglementaire et volontaire).
Les raisons invoquées tiennent à la nature même de la normalisation volontaire et au fonctionnement du système français de normalisation : la complexité technique de la norme volontaire en fait un objet très spécifique, qui peut être difficile d'appréhender par les médias. Elle se construit dans un temps long (3 ans en moyenne), par consensus, et majoritairement au niveau international (à 90%) : pas de quoi, a priori, nourrir le buzz.
Elle souffre enfin d’un problème d’incarnation : la norme est une œuvre collective par nature. Pour un communicant, un accord consensuel offre peu d’angles permettant de mettre en avant un dirigeant.
Une autre raison tient probablement à la gouvernance du système français de normalisation. L'Etat confie par un décret :
À AFNOR, la mission d'intérêt général qui a pour objet d'orienter et de coordonner l'élaboration des normes nationales et la participation à l'élaboration des normes européennes et internationales,
Au Délégué Interministériel aux Normes (DIN) d'assurer la définition et la mise en œuvre de la politique française des normes.
Or, aucune femme ou homme politique ne siège aujourd'hui au Conseil d’Administration d’AFNOR, qui est lui-même présidé par un industriel. Cette gouvernance, dans laquelle sont représentés l’ensemble des acteurs socio-économiques intéressés par la normalisation, est une grande force, quand il s’agit de mobiliser des expertises et leurs organisations collectives dans les travaux de normalisation. Elle est une faiblesse quand le système de normalisation français a besoin de relais politique pour assurer sa défense et son développement.
L’Europe reconnait la normalisation volontaire comme un sujet politique, un acquis majeur de la construction européenne et de son marché intérieur. Les liens entre réglementation et normalisation européennes y sont très (certains diront trop) forts. Une stratégie européenne de normalisation est portée par la Commission européenne pour accélérer les transitions environnementale et digitale, renforcer la résilience de l’économie européenne et promouvoir l’influence des valeurs européennes dans le monde. La normalisation est parfaitement identifiée comme un levier de souveraineté et d’autonomie stratégique, notamment face aux grands blocs américain et chinois.
La demande des acteurs du système français de normalisation n’est pas de dupliquer le modèle européen en France. Mais plutôt de contribuer à renforcer le poids et l’influence française dans les systèmes de normalisation européens et internationaux :
- par des ressources consolidées pour développer des outils, renforcer la coordination, accompagner les projets de transformation ;
- par une valorisation en identifiant systématiquement la normalisation dans les appels à projet publics (France 2030…) ;
- par une implication augmentée des centres de recherche publique et, de manière plus générale, une meilleure valorisation des agents publics s’engageant dans les travaux de normalisation ;
- par une participation financière directe, par exemple à la traduction des normes en langue française comme exigé par le décret, obligatoire pour l’ensemble des normes européennes, obligation issue de la Loi Toubon de 1994 et qui pèse de manière colossale sur les comptes d’exploitation des opérateurs français du système français de normalisation.
En conclusion, les acteurs du système français de normalisation appellent à l’émergence d’« ambassadeurs » de la normalisation volontaire, des personnalités publiques de premier plan ayant accès au débat public, des relais politiques forts auprès des services de l’Etat et des collectivités locales, ou même du Parlement et de la Commission Européenne.
La normalisation volontaire restera un objet technique et complexe, difficile à appréhender. Sa contribution considérable aux grands enjeux politiques contemporains cependant mérite mieux que la coupable indifférence du personnel politique à son égard.
Cet article est le fruit d’un atelier d’AFNOR et des Bureaux de Normalisation Sectoriels, organisé le 25 avril 2024
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